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L’espèce humaine, échec et mat

Il y a vingt ans, un logiciel réalisait l’exploit de battre le champion du monde d’échecs, Garry Kasparov. Aujourd’hui, il n’y a plus de duel entre les humains et les machines : on ne défie pas un adversaire capable d’anticiper 20 coups d’avance

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Publié le 08 septembre 2014 à 20h57, modifié le 19 août 2019 à 14h46

Temps de Lecture 6 min.

La scène se déroule il y a vingt ans presque jour pour jour. Le 31 août 1994 débute la manche londonienne du Grand Prix d’échecs, sponsorisé par Intel, compétition où chaque joueur dispose de vingt-cinq minutes pour toute la partie. Les organisateurs ont engagé un participant insolite, a priori le plus faible du plateau, le logiciel ChessGenius. Pour ce premier tour, le programme doit affronter celui qui est considéré comme le véritable génie des échecs, le meilleur joueur de tous les temps, le champion du monde en titre, l’Ogre de Bakou, Garry Kasparov.

Le Russe, costume crème, commande les pièces blanches. Face à lui, un opérateur transpose sur l’échiquier les coups que la machine lui dicte. Aux alentours du 30e coup, les spectateurs s’aperçoivent que quelque chose cloche pour le champion de chair et de sang. Pensant avoir une meilleure position, il a enclenché une série d’échanges de pièces sans voir qu’un coup intermédiaire subtil va ruiner son initiative. Subitement, c’est lui qui se retrouve sur la défensive. Harcelé par la dame et un cavalier noirs, il perd un pion, puis deux. Après quelques coups joués par inertie, il abandonne, sachant parfaitement qu’il ne pourra pas empêcher un des pions ennemis de filer à dame. Dans la seconde partie, avec les noirs, Kasparov se frappe le front, secoue le crâne comme pour se réveiller et se prend la tête à deux mains quand il s’aperçoit qu’il n’obtiendra pas mieux que la nulle, synonyme d’élimination. ChessGenius passera encore un tour en battant le grand maître bosnien Predrag Nikolic avant d’être balayé en demi-finale par l’Indien Vishy Anand.

De ce Grand Prix Intel de Londres 1994, l’histoire retiendra que, pour la première fois, un champion du monde a été battu par une machine lors d’une partie officielle. Il y avait déjà eu quelques alertes. En 1990, lors d’une simultanée, le Russe Anatoli Karpov, ex-champion du monde, avait dû s’incliner devant le programme Mephisto. Et Kasparov lui-même avait subi des défaites en blitz (parties rapides jouées en cinq minutes par joueur) en 1992 et 1994 contre Fritz. Mais toutes ces contre-performances étaient imputées à la cadence de jeu rapide. De l’avis des grands maîtres, le cerveau humain n’était pas près de s’incliner face aux « tas de ferraille » dans des parties sur le rythme classique (à l’époque trois heures et demie environ par joueur). Garry Kasparov lui-même l’avait claironné : « Aucun ordinateur ne me battra ! »

Tâcheron du calcul

Et survient Deep Blue. Un superordinateur d’IBM doté de 256 processeurs sur lesquels s’exécutent les différentes tâches propres à tout logiciel d’échecs : recension des coups légaux, consultation des bases de données, évaluation de la position obtenue, élagage de l’arbre des variantes pour ne pas s’attarder sur des coups faibles ni recalculer des solutions déjà vues auparavant… Comme tout programme, Deep Blue ne joue pas, il compte et choisit le coup auquel il a attribué la meilleure note. Ce n’est pas un champion d’échecs mais un tâcheron du calcul. En trois minutes, il examine entre 50 et 100 milliards de positions différentes. Néanmoins, les possibilités aux échecs étant exponentielles, même en optimisant ses évaluations, il ne voit en moyenne que sept coups à l’avance.

En 1996 et 1997, Kasparov rencontre Deep Blue par deux fois. Lors du premier match, joué à Philadelphie, le Russe se fait peur en perdant la partie d’ouverture, puis redresse la barre en misant sur l’effet d’horizon : matérialistes, les logiciels de l’époque ont tendance à accepter les cadeaux qu’on leur fait, quitte à abîmer leur structure de pions, sans voir qu’à long terme la faiblesse ainsi créée dans leur position leur sera fatale. Au terme des six rencontres, Kasparov l’emporte par 4 points à 2. Le match de 1997, disputé à New York, se terminera sur le même score. Mais cette fois-ci en faveur de la version améliorée de Deep Blue… Que s’est-il passé ?

A l’époque, Laurent Fressinet, champion de France 2014, n’avait que 16 ans : « C’était exceptionnel qu’une machine puisse défier le meilleur joueur du monde, se souvient-il. Kasparov était sûrement capable de battre Deep Blue mais il a échoué en jouant contre nature, dans un style inhabituel. » Sans doute impressionné par la puissance de la bête de silicium, le Russe a en effet décidé d’adopter un style antiordinateur, de sortir Deep Blue de ses bases de données en jouant des coups non recensés par la théorie… et forcément douteux. Il s’est battu lui-même. La défaite du représentant de l’espèce humaine contre l’engin d’IBM fut avant tout psychologique.

Aucun match sérieux depuis 2006

Dès lors, la messe est dite. En 2002, le successeur de Kasparov, le Russe Vladimir Kramnik, arrache un match nul contre le logiciel Deep Fritz, 4 points partout. Mais en 2006, face au même adversaire, il succombe sans avoir remporté la moindre rencontre et en se faisant même mater lors de la deuxième partie, après la plus grosse gaffe de sa vie. Le résultat ne surprend pas grand monde : en 2005, le numéro 7 mondial, le Britannique Michael Adams, a été écrasé 5,5 points à 0,5 (une partie nulle donne un demi-point à chaque joueur) par le programme Hydra, et une équipe de trois des meilleurs joueurs du monde a subi la loi de trois logiciels (score : 8,5-3,5).

Depuis 2006, plus aucun match sérieux homme-machine n’a eu lieu. Faire jouer l’actuel champion du monde, le Norvégien Magnus Carlsen, contre un des logiciels les plus performants du moment, qu’il s’appelle Houdini, Stockfish ou Komodo, n’aurait pas vraiment de sens, explique Laurent Fressinet : « L’issue est claire, le verdict final est tombé : Carlsen n’aurait aucune chance… Le seul intérêt serait de voir, sur dix parties, combien il en perdrait et combien il en annulerait. Parce qu’il n’en gagnerait aucune ! » Avec la puissance des processeurs d’aujourd’hui et le raffinement des programmes, ce ne sont plus sept ou huit coups d’avance que calculent les meilleurs ordinateurs en trois minutes mais plus d’une vingtaine… Pour le champion de France, « c’est un peu comme jouer au tennis contre un mur. Un champion comme Federer va remettre très longtemps la balle mais il finira par faire une faute ».

L’ère des matchs homme-machine est-elle donc terminée ? Oui et non. Oui, parce qu’une confrontation comme Kasparov - Deep Blue n’aurait pas d’intérêt. Non, car, dans la réalité, les programmes sont plus que jamais présents, devenus les indispensables entraîneurs, conseillers et garde-fous des grands maîtres. Jamais fatigués, toujours disponibles. Même s’il regrette « le temps sans ordinateur, plus amusant et plus créatif », Laurent Fressinet reconnaît qu’il est désormais impossible de travailler sans la boîte à puces. « C’est obligé : vous avez le meilleur joueur du monde à la maison en permanence… On passe 90 % du temps de préparation à vérifier les variantes avec lui et on détermine ses choix par rapport à ce que l’ordinateur propose. Neuf fois sur dix, quand une idée nouvelle arrive, c’est lui qui l’a trouvée. » Il est fini le temps où l’on pouvait, à force de créativité, avoir un avantage conséquent de préparation. Comme l’a résumé un jour le numéro 1 bulgare, Vesseline Topalov, aujourd’hui « tout le monde pousse le même bouton ».

L’autre conséquence de cette emprise des machines sur le jeu des rois est l’apparition de toute une génération de champions plus ou moins interchangeables, sans patte personnelle. « Magnus Carlsen a encore ça : un style à lui, très rampant, explique Laurent Fressinet. Il joue vraiment pour jouer. En revanche, on ne peut pas reconnaître une partie de Fabiano Caruana [le numéro 2 mondial], qui a un style de robot… Mais, quand même, les échecs ne sont pas morts, et c’est peut-être cela le plus étonnant : les parties restent très intéressantes. Ce jeu est vraiment incroyable… »

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